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L’origine du pouvoir des super-riches

Pouvoir, richesse et ascendant concentrés au sein de cercles fermés interétatiques. S’intéressant à l’influence des «élites de pouvoir» à travers l’histoire contemporaine, Jérôme Gygax montre comment de nouvelles élites managériales ont remplacé les anciennes dynasties familiales dans la course à la concentration du capital.
L’origine du pouvoir des super-riches
Les dysfonctionnements d’une économie déconnectée de ses fondements sociaux; Zurich, 2009. KEYSTONE
Capitalisme

La parution du Rapport 2024 sur l’évasion fiscale dans le monde, en octobre dernier, préfacé par le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, brosse un portrait accablant des difficultés rencontrées par les Etats pour taxer leurs «milliardaires», élites, aussi appelés les «super-riches»1>A. Alstadsaeter, S. Godar (et al.), Global Tax Evasion Report 2024, 23.10.2023, tinyurl.com/kc9fze5a. Cette notion d’élites de pouvoir est étroitement associée à l’émergence des structures de l’économie de marché à la fin du XIXe siècle, mise sur le devant de la scène par la publication, il y a plus d’un demi-siècle, de Les élites du pouvoir par C. Wright Mills (1916-1962)2>C. Wright Mills, The Power Elite, NY, Oxford Univ. Press, 2000 (1956).. Dans son ouvrage devenu depuis un bestseller mondial, le sociologue définit le concept de «triangle de pouvoir» désignant la formation d’une imbrication inter firmes, d’un réseau d’interconnexions des grandes dynasties familiales en particulier aux Etats-Unis en quelques décennies.

A l’heure où nos sociétés occidentales ont forgé une idéologie sociale des élites qui les place au firmament d’un véritable star-système consacré par les listes des «500» plus grandes entreprises multinationales3>En 2024, la fortune des 500 plus riches firmes représente 18,84 billions de dollars en revenus et 31 millions d’employés, www.50pros.com/fortune500, un retour prétendu de la «haine des élites» suscite des interrogations quant aux tentations d’interprétations partisanes et aux conséquences qu’elles induisent4>«La haine des élites» in L’Histoire, no 511, sept. 2023.. Ce que l’auteur David Rothkopf appelle «la superclasse» des élites mondiales, dont le principal et plus clair des pouvoirs est la capacité d’établir des ordres du jour pour le reste d’entre nous5>D. Rothkopf, Superclass, The Global power elite and the World they are making, NY, Farrar, 2009..

A la fin du XIXe siècle, l’Angleterre, l’Allemagne, voire la Suisse dans une moindre mesure, sont hissées en modèles de réussite de la concentration industrielle – la naissance des premiers cartels – aux mains de dynasties familiales. Dès les années 1930, une série d’enquêtes inédites désignaient déjà les «60» familles les plus influentes des Etats-Unis, initiant une tradition des Who’s Who des plus grandes fortunes. L’époque est aussi caractérisée par le fantasme des capitaines d’industrie désignés comme «barons voleurs»6>F. Lundberg, America’s 60 Families, NY, Vanguard Press, 1937; M. Josephson, The Robber Barons, The Great American Capitalists, 1861-1901, NY, HBJ Books, 1937.. Une représentation jugée biaisée et immédiatement décriée comme «populiste» et «simpliste» par les tenants d’un ordre économique encore essentiellement patriarcal.

Cette superclasse était dotée, selon Mills, d’une capacité unique d’agir simultanément au sein des sphères politique, économique et militaire. Professeur à l’Université Columbia de New York, Mills fut sévèrement critiqué par son collègue Daniel Bell (1919-2011) de Cambridge (Massachusetts) pour une recherche qualifiée de «statique et anhistorique»7>D. Bell, «The Power Elite Reconsidered» in AJS, nov. 1958, Vol. 64, No 3, pp.238-250..

Ceci n’allait pourtant pas empêcher Mills d’inspirer des générations de chercheur·euses en sciences sociales, à commencer par le britannique Michael Mann qui élargira en l’approfondissant la notion de pouvoir en y intégrant une dimension idéologique8>M. Mann, The sources of social power, Vol.1-4., Cambridge Univ. Press, 1986.. Pour Mann, l’Etat était, en tant que réseau politique, le régulateur du territoire, alors que la sphère économique donnait accès aux autres dimensions de ce pouvoir qu’elle seule était en mesure de contrôler. L’économiste français Thomas Piketty empruntera à Mills son concept de «classe propriétariste» postulant, à contre-courant, la mort de celle-ci à la suite des deux guerres mondiales9>T. Piketty, Le Capital au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2013. Contrairement à Mills, Piketty pense la croissance comme source d’égalisation des destins; Cf. Mills, op.cit. Chap. 7, «The Corporate Rich»..

Lors de l’élection de 1948, le président démocrate américain Harry Truman, candidat à sa réélection, dénonçait le Parti républicain comme étant aux mains des intérêts corporatistes du business. Devant un parterre d’agriculteurs, il qualifiait ceux de Wall Street de «gloutons» et de «privilégiés». Il stigmatisait les dangers du collectivisme d’un côté, mais aussi les «puissants réactionnaires qui sapent silencieusement nos institutions démocratiques» de l’autre – des hommes «qui s’efforcent de concentrer une grande puissance économique entre leurs propres mains».

La victoire électorale du président démocrate et la tension politique de la Guerre froide allaient cependant mener à l’abandon de ces charges et des velléités d’action, face à la puissante coordination des multinationales américaines Armco, General Electric, General Mills, Dupont, Ford, Sun Oil et de leurs patrons au sein de l’Association nationale des fabricants (NAM). Ces derniers se mobilisèrent de manière décisive aux niveaux national et international contre les législations économiques et sociales des années précédentes – dont le Fair Deal – au nom de l’anticommunisme10>Voir E. A. Fones-Wolf, Selling Free Entreprise, The Business assault on Labor and Liberalism, 1945-1960, Chicago, Univ. Illinois Press, 1994, pp.49-55., bien décidés à engager tous les moyens nécessaires, en commençant par s’assurer que les candidats républicains à venir seraient leurs champions. Une pratique déjà vue par le passé qui devait se généraliser jusqu’à Donald Trump.

La version helvétique

La Suisse n’échappe pas à cette tendance à la concentration du capital dès la fin du XIXe siècle, autour de ses figures tutélaires telles que Franz Bally (1821-1899), Hans Sulzer (1876-1959) ou Heinrich Homberger (1896-1985). Il aura fallu attendre les travaux des historien·nes André Mach, Thomas David, Stéphane Ginalski et Félix Bühlmann pour accéder à cette histoire des Elites économiques en Suisse au XXe siècle, parue en 2016. Les auteur·es relèvent combien il demeure difficile de conduire ce type d’enquête documentaire11>A. Mach, T. David, S. Ginalski, F. Bühlmann, Les élites économiques suisses au XXe siècle, Neuchâtel, Alphil – Presses univ. suisses, 2016.. Premièrement en raison du manque d’accès aux sources; puis du fait de la posture que ces élites occupent au sein des directoires et multiples conseils d’administration qui rendent leur capacité d’action diffuse et difficile à identifier; enfin pour une raison moins évidente qui relève de leur capacité à promouvoir leur idéologie par la voie de la philanthropie.

La situation suisse se distinguerait, selon ces auteurs, de celle des Etats-Unis de par la nature du système fédéral, déléguant dans un premier temps la capacité d’influence aux associations patronales et forums privés actifs dans la coordination des intérêts sectoriels. La différence n’est pourtant pas aussi manifeste si l’on prend en compte le point de vue des historiens américains. Leo Panitch et Sam Gindin qui, dans leur histoire du capitalisme mondial, expliquent comment les Etats-Unis servent de modèle de réseaux collusifs d’élites facilitant la prise de contrôle des «marchés extérieurs» nécessaire à la survie de leurs affaires12>L. Panitch and S. Gindin, The making of global capitalism, NY, Verso Books, 2012.

C’est ainsi que de «nouvelles élites managériales» ont fini par remplacer les dirigeants des grandes familles, en engageant un type nouveau de compétition dans une vaste arène globale sans frontières. Dès la décennie 1990 en Suisse, les milieux patronaux utiliseront de plus en plus efficacement leur pouvoir de lobbying et les médias pour défendre leurs intérêts directement auprès du public, optant pour des stratégies marketing inspirées du modèle américain.

Si la réflexion sociologico-historique de C. Wright Mills sur les élites manquait d’accès aux archives, sources et preuves documentées, celles et ceux qui poursuivent l’étude des coulisses et mécanismes du pouvoir se font de plus en plus rares sur le banc des historiens et cette thématique est redevenue le terrain privilégié des journalistes d’investigation – toujours considérés comme des «fouille-merde» (muckrakers), selon l’expression consacrée fin XIXe par ces mêmes élites. Notons que sur la liste des firmes figurant à l’index des «500» du magazine Fortune vers la fin du XXe siècle, plus d’un tiers avaient été instituées dans les deux dernières décennies du XIXe. L’historien américain Michael Mark Cohen confirme que le XXe siècle a vu les élites économiques et politiques mettre en œuvre des moyens de plus en plus sophistiqués de surveillance, d’infiltration et de répression des courants populaires sociaux radicaux et des syndicats.13>M. M. Cohen, The Conspiracy of Capital, Law, Violence and American Popular Radicalism (…), Boston, Univ. Mass. Press, 2019, Chapitre 4.

Depuis, ce sont les tenants de la «nouvelle économie keynésienne», à la tête desquels Joseph E. Stiglitz, qui à leur tour ont entrepris de mettre à jour les lacunes explicatives des «théories classiques» néolibérales en interrogeant les fondements structurels des inégalités observées de la fin du XIXe siècle à nos jours14>J. E. Stiglitz, Peuple, pouvoir et profits, 2019, qui déclare: «il n’est pas trop tard pour sauver le capitalisme de lui-même».. En marge des courants critiques socialistes et marxistes radicaux, c’est à quelques intellectuels libéraux-radicaux tels que Thomas Hill Green (1836-1882), Leonard T. Hobhouse (1864-1929) ou encore John Maynard Keynes (1883-1946) que l’on doit, au tournant du siècle précédent, d’avoir imaginé des formes originales de remèdes aux dysfonctionnements d’une économie déjà largement déconnectée de ses fondements sociaux humains, réservant à une élite hédoniste le contrôle de la fabrique sociale.

Après la crise des subprimes de 2008, Alan Greenspan, mentor des néolibéraux, concédait candidement devant une commission du Congrès américain ni plus ni moins que la faillite d’un certain modèle économique dit classique, ou smithien. Ce sont en effet les Etats qui ont fini par voler au secours des institutions financières en péril, en Suisse comme ailleurs, en 2008, et encore les Etats qui sont engagés dans ce bras de fer permanent contre les multinationales, pris dans l’écheveau des paradis fiscaux, quand ce n’est pas dans des procès intentés contre eux par ces mêmes multinationales15>Voir l’Obs. des multinationales, O. Petitjean, «Quand les multinationales utilisent le droit pour faire taire leurs critiques», 11.12.2023, tinyurl.com/ybc5n8z4. Avec le temps, les hypothèses de Mills se sont ainsi vues renforcées par les travaux des professeurs Jeffrey A. Winters et Benjamin I. Page dont les conclusions sont sans appel: le capitalisme aux Etats-Unis a produit un type de société oligarchique, qui réserve l’accès aux ressources et au bien-être matériel à une poignée de plus en plus réduite d’individus à l’aube du XIXe siècle16>J. A. Winters and B. I. Page, «Oligarchy in the United States?» in Perspectives in Politics, déc. 2009, Vol.7, No4, pp. 731-751..

Des proches conseillers du président Joe Biden, engagé dans la campagne à l’investiture de 2024, lui enjoignent de se hâter de lancer une offensive politique contre ces milliardaires qui soutiennent l’ex-président candidat Donald Trump. Un pari risqué qui confond la notion de richesse avec celle d’appartenance politique. En marge du dernier Forum économique de Davos, en janvier dernier, plus de deux cents de ces élites ou «super-riches» disaient elles-mêmes vouloir payer davantage de taxes pour «le bien commun», signe parmi d’autres qu’il paraît vain de chercher à tout prix à appréhender cette histoire selon des lignes strictement «partisanes» et à désigner quelques «ennemis du peuple» à la vindicte populaire. De même, la notion de «haine des élites» ignore les déterminants historiques de ce problème, simplifiant la complexité des mécanismes qui lient ces prétendues élites au reste du corps social, auquel elles appartiennent.

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